Titre : Angle Mort n°12
(revue électronique de littératures de genre)
Numéro édité en novembre 2016
Directeurs éditoriaux : René-Marc Dolhen et Julien Wacquez
Auteurs publiés dans ce numéro : Aliette de Bodard, Raphael Carter, Martin L. Shoemaker, Jean-Marc Agrati
Personnes interviewées : Bruce Riley (artiste qui a réalisé la couverture), Peter Galison (professeur d’Histoire des sciences et de physique), Aliette de Bodard (auteure), Martin L. Shoemaker (auteur), Jean-Marc Agrati (auteur), Joëlle Bitton (artiste, designer et chercheuse en interaction humain-machine), Léo Henry (auteur) et Luvan (auteure)
Le dernier numéro d’Angle Mort est paru en novembre dernier, l’occasion pour moi de revenir sur les ambitions de cette revue, et sur la création récente de son pendant anglophone, Blind Spot. En fin d’article je présente également un aperçu des différentes nouvelles et articles de ce dernier numéro d’Angle Mort.
Publication de nouvelles, d’interviews et d’articles académiques
La science-fiction est souvent présentée comme un genre littéraire qui permet de questionner notre réalité. Il s’agit là d’un point fondamental pour l’équipe d’Angle Mort, qui en a fait toute sa ligne éditoriale. C’est pourquoi les nouvelles publiées dans cette revue apportent toujours matière à réflexion sur notre réalité.
Pour le collectif Angle Mort, il fallait même aller au-delà de la simple sélection de textes littéraires. C’est pourquoi un comité scientifique international et interdisciplinaire a été créé, composé de membres représentant un large panel de disciplines (sociologie, anthropologie, histoire des sciences, philosophie, physique et, peut-être, biologie). Vous noterez la large place faite aux sciences humaines et sociales, ce qui ne peut que me réjouir.
Cette pluridisciplinarité affichée témoigne de cette conviction qu’il n’y a pas une bonne manière d’appréhender la réalité. Il faut donc multiplier les regards, et c’est pourquoi le medium de la littérature n’est pas le seul utilisé par le collectif Angle Mort : dans chaque numéro on retrouve également des interviews des auteurs, mais aussi des articles académiques et/ou des interviews d’artistes. Artistes et scientifiques s’allient ainsi pour décortiquer la réalité.
Le pendant anglophone d’Angle Mort : Blind Spot
Partant du constat que la science-fiction francophone s’exporte très mal, le collectif Angle Mort a créé une revue anglophone. Dénommée Blind Spot, le collectif y publie uniquement des textes francophones traduits en anglais. Les anglosaxons étant peu nombreux à parler le français, il s’agit probablement là du seul moyen de leur rendre accessible notre littérature.
Faire lire nos textes par les anglo-saxons est primordial. Pas tellement pour augmenter les maigres recettes des auteurs francophones, mais plutôt dans un objectif d’enrichissement de la science-fiction. Car si les francophones se sont largement inspirés de la littérature anglo-saxone, l’inverse n’est pas vrai : les auteurs anglais et américains passent à côté de textes francophones brillants, lisant essentiellement les textes publiés dans leurs pays. Je parle ici du français, mais le même constat se retrouve évidemment pour les autres langues. Que l’on me comprenne bien : je ne veux évidemment pas dire que la science-fiction anglosaxone est pauvre et qu’elle a besoin d’idées neuves. Non, elle est d’une incroyable richesse ! Mais quel dommage qu’elle puise aussi peu d’idées et de formes d’écriture dans les autres langues !
Un projet qui a besoin d’un soutien financier
Publier ces deux revues a un coût, notamment en traduction et en droits d’auteurs. L’équipe éditoriale est bénévole et ne représente donc pas une charge financière (j’ai même cru comprendre qu’au contraire elle soutenait le projet y compris sur le plan financier). Pas non plus de frais d’impression, car ces deux revues sont pour l’heure uniquement disponibles au format électronique.
Le collectif vivote clairement, et il n’est pas certain qu’il survive si les numéros ne se vendent pas mieux. Le format électronique rebute probablement un certain nombre de lecteurs, mais le passage au format papier serait encore plus difficile à rentabiliser.
Chaque numéro ne coûte que 2,99€, soit un prix très abordable. En pratique toutes les nouvelles sont disponibles gratuitement sur le site internet. Seules les interviews ne sont accessibles qu’en achetant le numéro. Mais évidemment si vous souhaitez soutenir la démarche je vous incite à acheter les numéros. J’en profite pour vous mettre en garde contre une erreur que j’ai moi-même commise : éviter d’acheter les numéros sur des revendeurs comme Kobo, car ils se servent largement au passage, au détriment des finances d’Angle Mort. Préférez donc un achat directement sur le site internet de la revue.
Aperçu du numéro 12 d’Angle Mort
Pour vous donner un aperçu du contenu de ce numéro, voici quelques éléments de présentation des différentes nouvelles et articles. Je ne reviens toutefois pas sur les interviews des auteurs.
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“Quand l’Etat écrit de la science-fiction”, article de Peter Galison, professeur d’Histoire des sciences et de physique à l’université d’Harvard.
Peter Galison revient ici sur la naissance de la futurologie, utilisée comme un moyen d’anticiper diverses problématiques qui nous attendent dans l’avenir à plus ou moins long terme : quelle réaction avoir si l’URSS envoie un missile nucléaire sur les Etats-Unis ? Quel avenir économique pour Shell une fois que les ressources en pétrole seront taries ? A travers cette futurologie il s’agit véritablement de laisser cours à l’imagination, pour écrire tous les scénarios possibles, donc autrement dit de s’inscrire dans le genre de la science-fiction.
Peter Galison évoque notamment les scénarios développés à l’occasion de la construction d’un site d’enfouissement de déchets nucléaires dans le Nouveau Mexique. L’Agence pour la Protection de l’Environnement avait alors estimé nécessaire d’empêcher toute intrusion sur le site pendant au moins 10 000 ans, durée pendant laquelle les déchets représentent un danger. 10 000 ans c’est très long, bien plus que le temps d’une civilisation. Il est donc probable qu’avant la fin de cette échéance on ne sache plus qu’il y ait ici un site d’enfouissement, que notre langue ait tellement évolué que l’on ne soit plus capable de lire les panneaux d’avertissement, et même que l’on ne sache plus ce qu’est un déchet nucléaire. Là encore de nombreux scénarios de science-fiction ont été rédigés pour tenter d’éviter le pire.
J’ai trouvé cet article fort intéressant. Non seulement j’ai pu découvrir que la science-fiction était utilisée à des fins très sérieuses, et l’article permet également de se pencher sur la question du nucléaire, dont la gestion des déchets paraît plus qu’inquiétante.
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“L’ange au coeur de la pluie”, une nouvelle d’Aliette de Bodard
Aliette de Bodard est une auteure française, qui n’écrit toutefois qu’en anglais. Elle nous sert ici une courte nouvelle où l’on suit deux soeurs réfugiées à Paris, du fait d’un conflit armé dans leur pays d’origine. L’une s’intègre vite dans la société française ; l’autre reste au contraire très tournée sur son pays d’origine et attend désespérément que leur tante les rejoigne comme prévu à Paris.
Une nouvelle touchante qui rappelle la difficulté de s’intégrer dans un nouveau pays, mais aussi la différence de perception d’un même lieu selon son parcours personnel.
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“L’Agénésie congénitale de l’idéation du genre par K.N Sirsi et Sandra Botkin”, une nouvelle de Raphael Carter
A première vue on pourrait croire que l’on a affaire à un article scientifique très sérieux concernant l’impact d’une malformation génétique sur la perception du genre. Tout est en effet présenté comme une enquête scientifique, qui aurait permis d’identifier des personnes incapables de reconnaître un homme d’une femme.
Sauf qu’il s’agit en réalité d’un pastiche d’article scientifique. Le contenu est donc complètement faux. Je rassure donc immédiatement tout le monde : non, jusqu’à preuve du contraire les différences de genre ne sont pas enregistrées dans notre patrimoine génétique ! Si une telle chose devait un jour être démontrée, je crois que cela ferait l’effet d’un séisme sur la sociologie.
J’ai trouvé l’exercice intéressant. Il permet de démontrer à quel point on peut vite se laisser manipuler lorsqu’on lit un article qui respecte la plupart des codes scientifiques. Preuve s’il en était besoin que le vernis scientifique ne suffit pas à garantir la rigueur d’un article et des résultats racontés. D’où l’importance également du nom de la revue qui choisit de publier l’article ! C’est d’ailleurs tout le problème d’internet, où n’importe qui peut se faire publier, et présenter ses résultats comme extrêmement rigoureux.
Sur le plan littéraire ce texte ne m’a pas enthousiasmé (même si les extraits d’entretiens où sont mis en scène des gens incapables de reconnaître une femme sont assez drôles). Je retiens donc cette nouvelle avant tout pour la prise de conscience qu’elle permet, plutôt que pour son intérêt littéraire.
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“Aujourd’hui je suis Paul”, une nouvelle de Martin L. Shoemaker,
Voilà selon moi la meilleure nouvelle de ce numéro d’Angle Mort. Martin L. Shoemaker imagine une famille qui s’est dotée d’un robot pour tenir compagnie à la grand-mère en fin de vie. Le robot est capable de se métamorphoser physiquement pour ressembler aux proches qu’elle a envie de voir. Il ne se limite par ailleurs pas à l’apparence physique : il est aussi capable d’imiter la psychologie des personnes et peut même puiser dans leurs souvenirs. Il parvient ainsi aisément à tromper la grand-mère, qui croit véritablement parler à son fils, ou même à son mari décédé plusieurs années plus tôt.
Nouvelle extrêmement touchante qui questionne à la fois la fin de vie et les interactions humaines de demain.
Tout à fait par hasard, une heure avant de lire cette nouvelle j’avais regardé “Bientôt de retour”, épisode n°1 de la deuxième saison de Black Mirror. Un sujet similaire y est traité, puisqu’il y est question d’une femme qui fait appel à un service d’intelligence artificielle pour simuler son conjoint tout juste décédé. Je recommande d’ailleurs chaudement cet épisode.
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”L’équation du wagon”, une nouvelle de Jean-Marc Agrati
Il s’agit du seul texte de ce numéro d’Angle Mort que je n’ai pas apprécié. Je ne dois probablement pas être un public facile pour ce type de nouvelles. Vous savez, il arrive parfois que l’on s’attriste face à une personne qui ne voie aucun intérêt à une oeuvre que vous jugez sublime. On se dit alors que cette personne n’est décidément pas maligne, et qu’elle s’arrête au premier niveau de lecture de l’oeuvre, incapable d’aller plus loin. Dans le cas présent, le gars pas malin, c’est moi !
Petite autodérision pour introduire plus facilement le fait que je n’ai pas compris grand chose à cette nouvelle ! J’ai relu la nouvelle trois fois avant de pouvoir dire vaguement ce dont il retourne (heureusement le texte ne doit pas s’étendre sur plus de trois pages). J’ai cru décoder finalement qu’il s’agissait d’un passager, dans un train, en pleine conversation téléphonique. Le contrôleur se fâche contre lui, le sommant d’interrompre son appel. Le passager finit, si j’ai bien compris, par être cuisiné en beignets.
L’excentricité de cette nouvelle plaira peut-être à certain, mais cela n’a pas été mon cas. Et comme je le disais, sans doute y-a-t-il un niveau de lecture qui m’échappe.
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Présentation du design spéculatif avec Joëlle Bitton
Cette interview de Joëlle Bitton m’a permis de découvrir ce qu’est le design spéculatif, dont je ne connaissais pas même l’existence. A la différence du design habituel qui s’intéresse aux usages actuels, le spéculatif explore les usages possibles de demain, ou lâche simplement la bride à l’imagination pour concevoir des usages en apparence inutiles, mais qui suscitent l’interrogation ou peuvent même être perçus sous un angle artistique.
Joëlle Bitton nous donne l’exemple du travail de James Auger et de Jimmy Loizeau qui en 2002 avaient mis en scène un téléphone implanté dans une dent, se gardant bien de préciser sur leur site internet que le concept n’était pas soutenable technologiquement.
Joëlle Bitton nous présente également son propre travail, qui consiste à produire des oeuvres dictées par des “données issues de la vie quotidienne des gens”. C’est l’exemple de son robot “Rabota”, qui creuse des traces au sol, en suivant des directions définies par les données issues de son propre sommeil.
J’espère donc que cet article vous aura donné envie de découvrir Angle Mort. Il me paraît fondamental de soutenir leur démarche, à la fois parce que de très bons textes y sont publiés, et aussi parce qu’ils sont les seuls à proposer ce type de contenus. Je suis un lecteur régulier de Bifrost et apprécie grandement leur revue, mais à la différence d’Angle Mort cette revue ne propose pas d’articles scientifiques et n’appuie pas ses choix éditoriaux sur les réflexions d’un comité scientifique interdisciplinaire. Les deux revues méritent donc chacune d’exister !
Cliquer ici pour accéder à la page d’achat du dernier numéro d’Angle Mort
Aujourd'hui je suis Paul est magnifique. J'ai beaucoup aimé également.
RépondreSupprimerOui, il faut soutenir de belles revues comme celle-ci!!