Titre : Le Vivant
Auteure russe : Anna Starobinets
Première édition en 2011
Catégorie : roman de science-fiction (dystopie)
474 pages
“La mort n’existe pas !” Voilà la formule d’usage avec laquelle on se quitte dans le Vivant. N’y dérogez surtout pas, c’est une règle essentielle. Et pour cause, “le Vivant est immuable et compte trois milliards d’individus” qui possèdent chacun un code individuel.
Dans le Vivant la mort n’est plus qu’un vilain souvenir. Désormais à l’âge maximum légal de 60 ans vous effectuez une “pause” avant de renaître quelques secondes plus tard dans le corps d’un nourrisson. Il possède votre code, preuve qu’il s’agit bien de vous. A l’âge de six ans, vous aurez même accès aux documents que vous avez enfermés dans votre coffret numérique avant votre pause, vous offrant ainsi une continuité de souvenirs d’une vie à l’autre.
Mais voilà le hic : un enfant vient de naître et il n’est curieusement pas doté d’un code. C’est une première. Désormais le Vivant compte 3 milliards 1 individus.
Cet enfant va donc être nommé “zéro” en référence à son absence de code. Tout le monde étant persuadé qu’il représente un danger pour l’ensemble du Vivant, il est par sécurité enfermé dans une maison de correction. Surtout, à la différence des autres enfants, on décide de ne pas connecter son cerveau aux différentes strates numériques du Vivant. Zéro ne pourra donc pas communiquer sur la seconde strate avec ses amis, ni y regarder des films, ni même accomplir tous ses fantasmes dans le programme “luxure”. Zéro est donc un être limité dans ce monde où le virtuel tient une place prédominante.
J’ai beaucoup apprécié l’univers que développe ici Anna Starobinets. La connexion des esprits, arrière plan technologique central de ce roman, commence à être abondamment présente en littérature SF (tel que dans LoveStar chroniqué récemment sur Miroirs SF), mais Starobinets y a mis son grain de sel : il y a une douzaine de “strates” virtuelles différentes, et non pas une seule, et les gens ont tellement l’habitude de chater qu’ils entretiennent constamment des conversations à plusieurs. Certains dialogues qui se tiennent dans la réalité physique sont ainsi entrecoupés d’échanges en italique qui correspondent à une seconde conversation que le personnage alimente en seconde strate avec d’autres personnes. La réalité est de plus en plus délaissée au profit des strates numériques, d’autant que vous pouvez même vous y aménager une “cellule”, sorte de pièce virtuelle qui vous est dédiée. Les rares contacts humains directs se font avec des gants pour éviter de se salir, chose inutile dans les strates numériques où l’on reste constamment propre.
Le personnage principal est également très réussi, ce que l’on doit probablement à sa complexité. La facilité aurait été d’en faire un grand dénonciateur et combattant du Vivant, mais Starobinets a été plus subtile que cela : Zéro est d’abord un déviant, et il ne condamne pas radicalement le Vivant, car lui aussi est victime de la propagande. Il s’avère ainsi incapable d’appréhender les “pauses forcées à 60 ans” comme des condamnations à mort, et croit tout comme les autres à l’immortalité (même s’il s’en estime quant à lui privé, puisqu’il ne possède pas de code). Pire, je crois dans le fond que Zéro vit assez mal le fait de ne pas être connecté comme les autres aux strates numériques du Vivant, même si pourtant elles incarnent en grande partie l'aliénation de cette société.
Dans ce roman, tous les personnages sont finalement assez étranges et horribles à leur manière : Zéro est peu sociable, il torture les insectes (notamment les termites) et les personnages secondaires sont soit au service de la dictature, soit des victimes tellement atteintes physiquement et moralement qu’elles en deviennent effrayantes. Tout cela, je ne le dis pas de manière négative : bien au contraire cela participe à la crédibilité de cet univers. Simplement, ne vous attendez pas à aimer les personnages.
Comme vous avez pu le noter, Starobinets s’est bien gardée d’opposer classiquement un camp de gentils et un autre de méchants, ce qui est franchement appréciable. On échappe ainsi à bien des clichés.
Seul bémol de ce roman, certaines pistes lancées par Starobinets, notamment au niveau des personnages secondaires, déçoivent dans leur conclusion ou plutôt leur non-conclusion. Starobinets crée ainsi des attentes au niveau des personnages de Cracker (ancien fondateur du Vivant dans une vie antérieure, et condamné à être éternellement enfermé dans une maison de correction) et de Cléo (chercheuse dans sa vie précédente, rétrogradée à un poste subalterne et privée étrangement de ses résultats de recherches) qui n’aboutissent pas à grand chose finalement.
La fin m’a un peu décontenancé. Le personnage de Zéro formule une morale perturbante. Il reste toutefois quelques pages ensuite, que l’on peut éventuellement interpréter comme une remise en question des paroles prononcées par Zéro, mais ce n’est pas si évident. Un doute plane donc sur la morale souhaitée par l’auteur (cela peut en tout cas prêter à débat). Sachez simplement que cette morale apporte une réflexion sur le mensonge en politique et la manière de maintenir la paix en place. Que le roman soit écrit par une Russe n’est peut-être pas un hasard : faut-il voir un lien entre cette morale et le regard de Starobinets sur le gouvernement russe actuel ? A creuser.
Un grand roman. Il ne manque pas grand chose pour que ce soit une oeuvre exceptionnelle. L’univers et les personnages sont très bien travaillés et nous apportent matière à réflexion sur notre monde : notre rapport au virtuel et le délaissement de la réalité ; les fondements de l’identité (une somme d’enregistrements numériques ?) ; ou encore le mensonge en politique.
La fin de ce roman est certainement la partie la moins réussie. C’est dommage, mais on pardonne cette faute à Starobinets, car l’univers et ses personnages ont plus d’importance que l’intrigue.
Un roman à découvrir absolument pour les fans de dystopies !
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