Titre : Les Dépossédés
Auteure américaine : Ursula K. Le Guin
Première édition en 1974
Catégorie : roman de science-fiction (utopie)
446 pages
Et si vous faisiez une plongée dans l’esprit d’un anarchiste ? Voilà l’expérience de pensée qu’Ursula Le Guin vous propose. Un chef d’oeuvre littéraire que je vous invite à découvrir !
Urras et Anarres sont deux planètes voisines. Autrefois, seule Urras était habitée. L’autre, bien qu’habitable, était trop aride pour être cultivée facilement. S’y installer aurait relevé du pur défi. Seules ses ressources minières étaient donc exploitées.
Mais il y a de cela deux siècles, Urras a connu de grandes émeutes ouvrières, menées par un courant anarchiste. Pour éviter la guerre civile qui se profilait, un compromis avait alors été trouvé : les gouvernements d’Urras permirent aux anarchistes d’émigrer sur la planète Anarres, où ils les laissèrent créer librement leur communauté, avec pour seule contrainte de livrer régulièrement à Urras des cargaisons de minerais précieux.
Deux cents ans se sont donc écoulés, un temps qui a permis à la société anarchiste de se développer. De son côté Urras est devenu une planète au contexte géopolitiquement identique au nôtre (du moins à celui de l’époque d’écriture du roman - 1974) : on y trouve ainsi un pays capitaliste puissant, un pays de type soviétique, et un tiers monde, le tout enveloppé dans une sorte de guerre froide.
Le personnage principal, Shevek, est né sur la planète anarchiste, Anarres. C’est un génie de la physique, ce qui n’a pas toujours été facile à vivre. Dès son enfance, lorsqu’il émettait des idées un peu trop originales, se différenciant ainsi des autres, on lui reprochait alors d’ “égotiser”. Car dans cette société anarchiste, mettre trop en avant sa personnalité est souvent mal vu. Ce qui compte, c’est avant tout la communauté. Shevek n’a toutefois pas renoncé à travailler sur ses théories de physique. Lorsque le roman commence, on comprend même qu’il a probablement achevé une théorie générale sur le temps, ou qu’il est sur le point de le faire (l’incertitude règne pour le lecteur). La planète Urras, qui a eu vent de son travail, espère s’accaparer sa théorie pour l’exploiter à des fins technologiques.
Lorsque débute ce roman, Shevek s’apprête à quitter sa planète pour se rendre sur Urras. C’est la première fois depuis la fondation de cette société anarchiste que l’un des leurs se rend sur Urras. Une première fois qui crée bien des crispations. C’est d’ailleurs sous les jets de pierres que Shevek approche le vaisseau spatial qui doit l’emmener. Shevek parvient néanmoins à ignorer cette violence qu’il juge médiocre. A ses yeux, ce qui prime avant tout c’est de renouer le dialogue avec Urras : en voyageant là-bas, il espère enrichir son propre travail, et pouvoir diffuser le sien au plus grand nombre. C’est aussi avec une grande naïveté qu’il s’y rend. Car il est loin de concevoir à quel point la logique de pensée est radicalement différente là-bas, et à quel point cela change la valeur même de son travail. Sur Urras, accueilli par un pays capitaliste semblable aux Etats-Unis, Shevek deviendra malgré lui une marchandise intellectuelle et un outil de communication.
Le roman est construit sur une alternance entre des chapitres qui se déroulent sur Anarres, nous permettant de voir évoluer Shevek de son enfance jusqu’à sa décision de partir pour Urras, et des chapitres sur son voyage sur Urras, où on lui offre un poste d’enseignant dans une grande école.
Ce roman m’a permis de découvrir ce qu’était l’anarchisme. Je m’étais auparavant peu penché sur la question, et je dois dire que cela m’a servi de cours de rattrapage. Il existe plusieurs courants dans l’anarchisme, et au vu de ce que j’en ai lu sur internet, Ursula Le Guin a probablement choisi de nous projeter une société anarcho-syndicaliste : le syndicat devenant la nouvelle forme d’organisation sociale. Il n’y a pas d’Etat, pas même de capitale et aucune propriété. Vous êtes libre de ne pas travailler si vous en avez envie. Peu importe votre choix il y aura toujours une place pour vous dans l’un des dortoirs, et un repas pour vous à la cantine. Et si vous décidez de travailler (comme la plupart des gens en font le choix), il vous suffit de demander au bureau de centralisation des besoins où est-ce qu’un travail est disponible. Il n’y a évidemment pas de force de police. La non-violence est profondément ancrée dans les esprits. Tous sont mus par la pensée d’Odo, la théoricienne qui a fondé leur pensée anarchiste, sur Urras, avant que leur communauté ne soit créée. Ils connaissent ses préceptes par coeur, et aiment à les réciter.
C’est donc une véritable utopie qu’Ursula Le Guin nous sert ici, au sens originel du terme, et non pas au sens dégradant avec lequel il est utilisé aujourd’hui. Le Guin conserve néanmoins la tête sur les épaules : à travers ce livre, elle n’appelle pas son lectorat à se rebeller pour faire tomber notre société. Ce n’est pas son but. Comme beaucoup d’utopies des années 1970, celle-ci sert avant tout à nous montrer que notre société fonctionne d’une certaine façon, mais que cela pourrait être différent. A force d’être sur un chemin, on en oublie qu’il en existe d’autres. Et c’est en prenant conscience de l’existence de ces alternatives, que l’on commence à pouvoir se dire que l’on pourrait changer deux - trois choses dans notre société, et pas seulement l’accepter comme elle est.
Ursula Le Guin vient par ailleurs nous rappeler qu’il n’existe aucun système parfait, en nous montrant les limites du modèle d’Anarres : la pression de l’Etat capitaliste et des forces économiques que nous connaissons tous se voit remplacée ici par la pression sociale de la communauté, et par l’avis de la majorité. Car sur Anarres, il est dur d’être soutenu par la société lorsqu’on pense de façon déviante. Je vous laisse le soin de découvrir par vous-mêmes les maintes difficultés que Shevek rencontre sur ce point.
Ursula Le Guin est époustouflante dans cet exercice. En plus de créer une société très cohérente, elle parvient à nous embarquer dans une histoire individuelle poignante, celle de Shevek. Je me suis senti très attaché à ce personnage, ai apprécié le voir grandir et gagner en maturité intellectuelle, le voir aussi se casser les dents sur Urras, où sa gentillesse et sa naïveté le rendent attendrissant. On vit avec lui ses douleurs, ses doutes, ses réconforts et ses exploits.
Ursula Leguin est par ailleurs parvenu à bien lier la grande histoire (celle de la société d’Anarres) avec la petite (celle de Shevek), en faisant de Shevek une sorte de personnification de l’anarchisme. Car ce personnage est dans le fond l’un des plus anarchistes d’Anarres, même s’il lui est régulièrement reproché de s’écarter du mode de pensée originel. Mais lui en reviendra toujours à ce principe général de l’anarchisme : toujours rester libre, ne jamais accepter aucune forme de contrainte de pensée, et ne pas se plier par conformisme.
Voilà donc un bouquin absolument excellent. Pour ceux qui auraient peur de lire un essai, je les rassure : il s’agit bien d’un roman, avec toutes les qualités littéraires requises. Et c’est justement le tour de force de Le Guin ici : réussir à nous faire un cours sur l’anarchie, tout en nous embarquant dans une histoire très forte, via un personnage d’une grande qualité. Je lui tire donc mon chapeau !
C'est un très très beau roman, dans tout le cycle Hain c'est un des plus forts (avec La main gauche de la nuit et le Dit d'Aka). Je me souviens qu'il m'a hantée un bon moment quand je le lisais.
RépondreSupprimerJ'ai aussi un bon souvenir de La main gauche de la nuit. Il faudrait que je m’attelle à lire d'autres textes de Le Guin. Ses textes correspondent exactement à l'idée que je me fais de la SF. Je note le Dit d'Aka !
SupprimerGénial, il faut que je le lise. Si ça peut permettre aux gens de comprendre l'anarchie autrement que par la diabolisation dont elle a fait l'objet c'est top !
RépondreSupprimerDe plus, ça me permettra de faire d'une pierre deux coups, découvrir cette auteure incontournable.
Oui c'est clair que l'anarchisme a pas mal été caricaturé ! Content que ça te fasse envie. A+
SupprimerMais, je dis mille fois OUI!!!
RépondreSupprimerJ'adore Le Guin, il fait partie de L'Ekkumen, non. ET dire qu'il date de 1974, quelle grand auteur!
Cool ! Alors pour ce qui est du cycle je t'avoue que je suis perdu. Ce qui est sûr, c'est que ça fait partie du cycle de Hain. Par contre je n'arrive pas à comprendre si le cycle de Hain équivaut au cycle de l'Ekumen. Il y a plein d'endroits où il est écrit que c'est la même chose. Mais quand le cycle de Hain est présenté, seuls 5 tomes sont mis en avant (celui-ci en tome 5), alors que la fiche wikipédia du cycle de l'Ekumen affiche 14 romans et recueils de nouvelles. Comme tu as lu plus de Leguin que moi, tu t'y retrouveras sans doute mieux que moi.
SupprimerContent que ce bouquin te fasse envie en tout cas. Et je suis bien d'accord avec toi, c'est une très grande auteure !
A+
Les deux cycles c'est la même chose, c'est juste en VF que pendant longtemps ont coexisté le cycle de l'Ekumen (qui correspond aux derniers tomes de la série à partir de la Main gauche de la nuit) et celui de La Ligue de tous les mondes (les premiers volumes, pas les plus aboutis mais intéressants cependant).
SupprimerAujourd'hui tout est rassemblé sous le titre de Cycle de Hain il me semble. J'avais fait un récapitulatif à la fin de cet article si ça peut t'aider : https://nevertwhere.blogspot.fr/2016/03/quatre-chemins-de-pardon-ursula-k-le.html
(et le Dit d'Aka est très très bien, en plus il a été écrit beaucoup plus tard, c'est intéressant de voir les nouvelles problématiques que cela amène, on sent qu'on a changé d'époque !)
Ok merci ! Je vais regarder ça. Tu conseilles de les lire dans l'ordre ou non ?
SupprimerJe trouve l'ordre d'écriture/parution plus pertinent en effet (vu les écarts entre les premiers et les derniers textes). La chronologie n'est pas évidente à restituer et les textes sont rarement connectés (sauf quelques nouvelles)
SupprimerOk je te remercie. Et bonne lecture de Lud-en-Brume !
SupprimerJe l'ai acheté il y a peu ce bouquin. Je découvre l'anarchisme et, j'ai vu dans une vidéo que ce roman en parlais bien donc, une de mes prochaines lecture.
RépondreSupprimerDe ce que tu en dis, je vois qu'elle aborde l'un des problèmes que je m'imaginais déjà pour une société anarchiste : Etre rejeté car non conforme à ce qu'on attend de sois (ce qui est paradoxal de la part de personne prônant la liberté, l’absence de maître et de dieu, ect). D'ailleurs, cette admiration presque déifiée de la dame appelée Odo pointe le même problème si je comprend bien... "Ni dieux ni maître" répété comme un mantra, en pensant à une personne... Il y a un petit problème là lol
En tout cas, tu m'as donné encore plus envie de le lire :)
Oui je comprends ton étonnement. Mais c'est justement ce qui est intéressant dans ce bouquin : on nous montre une société anarchiste accomplie, qui fonctionne réellement. Et cela nous permet de voir que c'est bien plus complexe qu'on pourrait l'imaginer. Les gens sont libres certes, mais ce n'est qu'une forme de liberté. Il y a donc des règles sociales malgré tout. Le précepte "la liberté des uns s'arrête là où commence celle des autres" correspond à mon avis assez bien à l'esprit anarchiste.
SupprimerC'est bien vrai, de précepte résume parfaitement toute la difficulté qu'il y a à vivre "libre". Pour certain, ça pose pas de problème car, même libre, il y a toujours le respect d'autrui qui est là, l'altruisme, etc. pour d'autre hélas, ils voient la liberté comme la possibilité de faire ce qu'ils veulent, quittent à écraser les autres... De la liberté à la dictature, il n'y a parfois qu'un pas, vite franchis pour des personnes dénuées de morales...
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