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samedi 14 octobre 2017

Yama Loka Terminus....un recueil de nouvelles de L. Henry et J. Mucchielli

Titre : Yama Loka Terminus
Auteurs français : Léo Henry, Jacques Mucchielli
Première édition en 2008
Catégorie : recueil de nouvelles dystopiques
321 pages

Photo du livre

Vous souvenez-vous de la légende chrétienne de Saint Christophe ? Ce géant qui accepte de faire traverser le fleuve à un enfant, au péril de sa vie. Un choix judicieux de sa part, puisque cet enfant se révèle être le Seigneur en personne. Dans Yama Loka Terminus, l’une des nouvelles nous propose une réécriture de la légende : Saint Christophe, après avoir compris que l’immigré qu’il transporte risque de lui couler son bateau tant il est lourd, décide de s’en débarrasser en lui tirant dessus. Voilà comment on traite ici la morale chrétienne ! Bienvenu à Yirminadingrad, pourrait-on dire, car bien des personnes qui vivent dans cette ville sont à l’image de ce Saint Christophe.

Il y a quelques semaines je vous livrais mon article sur le quatrième et dernier opus du cycle de Yirminadingrad (Adar). Sans aucun respect pour la chronologie d’écriture des quatre recueils, voici donc désormais mon article sur le premier d’entre eux. Notez au passage que les lire dans le désordre est possible, mais qu’on perd alors le charme d’un langage qui se construit peu à peu. Je m’en rends compte désormais : j’ai loupé des références en lisant le dernier en premier.

Pour ceux qui ne sont pas familiers de Yirminadingrad, petits rappels : il s’agit d’une ville imaginaire en bordure de mer noire, très cosmopolite, dans un cadre temporel assez peu précis (notre époque ou quelques dizaines d’années dans le futur tout au plus ; cela peut dépendre selon les nouvelles). On est clairement plongé dans un univers dystopique. Le déclin est omniprésent, et se traduit tant sur le plan économique (entreprises qui ferment, marché noir développé), qu’urbain (exemple du quartier des passerelles, inondé une grosse partie de l’année), et moral (le mépris de l’autre, le communautarisme et la violence sont exacerbés). L’art même est à l’image de cette ville, comme en témoigne les oeuvres artistiques de l’un des personnages – Evgeny – qui impliquent toujours une part de destruction : kalachnikov à disposition du public pour tirer sur ses peintures ; bombe incorporée dans son oeuvre, dont le déclenchement est lié à une minuterie aléatoire qui peut faire sauter le musée tout entier aussi bien demain que dans mille ans.

Bien des personnages de cette ville ont une mentalité dérangeante. Dans le palmarès, je mettrais sans doute en numéro 1 le personnage principal de la nouvelle “sache ce que je te réserve “ : ce gérant d’une compagnie aérienne fait vivre à une jeune femme une simulation de crash aérien. Il la filme, assise sur son fauteuil, les traits du visage marqués par la peur et l’effroi, en train de crier. La voir ainsi l’excite tellement qu’il en vient à imaginer un montage vidéo des plus nauséeux : il recrute une prostituée qu’il habille de manière identique, et à qui il demande de se mastuber, assise sur le même fauteuil. Après montage, il obtient ainsi une vidéo qui donne l’impression que sa cliente se masturbait, toute excitée qu’elle était par la simulation de crash. La cliente découvrira malencontreusement l’existence de cette vidéo, et décidera de se venger.

A Yirminadingrad, aucun espoir ne semble permis. La nouvelle “Histoire du captif et du prisonnier” vient cruellement nous le dire, en nous montrant que ceux qui se revendiquent révolutionnaires dans cette ville ne portent en réalité aucun contre-modèle crédible, la lutte devenant l’objectif, et non plus l’outil au service d’une alternative.

Les rares personnes à sauver sur le plan moral sont en fait des victimes : un enfant un peu décalé, qui fuit une gated community ; une femme qui a accompli toute sa vie un travail inutile dans une usine ; un enfant illégitime qui vit dans la pauvreté avec sa mère…

Certaines nouvelles ne m’ont pas emballé, car je ne voyais pas où l’on cherchait à m’emmener, ayant l’impression de voir défiler des successions de portraits, plutôt que de lire une histoire. D’autres nouvelles me sont apparues trop explicites sur le plan politique, et tellement caricaturales que le pacte fictionnel en vient à mon sens à être brisé. C’est l’exemple de Demain l’usine, qui est pourtant l’une des nouvelles les plus mentionnées lorsque l’on parle de ce recueil : alors qu’une usine risquait d’être fermée il y a de cela plusieurs dizaines d’années, l’Etat était intervenu pour continuer à payer les salariés, malgré la délocalisation de l’entreprise en tant que telle. Les salariés de l’atelier A sont donc payés pour monter ce que l’atelier B démonte, de manière à pouvoir éternellement recommencer une journée de travail, parfaitement inutile. Si l’idée est tristement drôle, et bien trouvée pour nous présenter une allégorie de la perte de sens dans le travail, et du rapport purement alimentaire que l’on entretient alors avec, j’ai trouvé cela peu littéraire, et peu intéressant une fois que l’on a compris le principe.

Mais dans ce recueil, je dois dire que les nouvelles qui ne m’ont pas plu sont minoritaires. J’ai trouvé la plupart de très bonne tenue, et certaines, vraiment remarquables. Je vous dresse en fin d’article l’aperçu de certaines d’entre elles. En plus de transmettre beaucoup d’émotions, la plupart de ces nouvelles portent en elles une réflexion intéressante sur les tendances de notre société et sur la nature humaine. Tout comme dans Adar, les personnages sont très bien travaillés, et constituent en grande partie le charme des nouvelles.

mon impression

Reste que je suis un lecteur qui a vraiment du mal à lire des recueils de nouvelles (car il me faut toujours de nombreuses pages, parfois des dizaines, avant d’être lancé dans ma lecture), et qu’il m’a donc fallu trois bonnes semaines pour lire ce recueil. Pour un roman, c’est l’histoire d’une ou deux semaines maximum.

Voilà donc un recueil dont je vous recommande vivement la lecture, notamment si vous êtes amateur de nouvelles et si une plongée dans la noirceur humaine ne vous effraie pas. En plus de nous servir une langue de qualité, l’écriture reflète un engagement moral et politique que je salue.

Voici un aperçu de quelques nouvelles de ce recueil :

  • "Attentat de personne" : Tobias est soigneur. Chaque jour il monte à bord d’un train qui attire les fantômes de gens morts pendant la guerre, et qui ne sont toujours pas partis dans l’au-delà. Il doit les aider à passer le cap. Ils sont toute une équipe comme lui, à faire ce travail que l’on pourrait juger macabre, mais qui leur plaît en fait énormément. Car ils se sont attachés à ces fantômes ; ils les connaissent tous individuellement.Tobias craint néanmoins que la municipalité décide de supprimer son poste.

  • ”Histoire du captif et du prisonnier” : notre homme est retenu en prison par la police, qui vient l’interroger et le torturer régulièrement. Lui et ses camarades, des révolutionnaires, avaient séquestré un juge, en représailles à l’arrestation de l’un des leurs. Le voici donc à son tour enfermé, à expliquer le genre de geôlier qu’il était avec le juge. Une fable, qui vient nous faire réfléchir sur la justice et la légitimité de l’exercice de la force.

  • ”Power cowboy” : Lucas est un enfant de huit ans, surdoué et vraisemblablement autiste. Il vit dans une gated community, en marge de Yirminadingrad. Il s’est montré à nouveau violent à l’école ; les adultes l’obligent alors à passer une journée au “centre de déconstruction” pour lui remettre les idées en place. Pendant ce temps, ses parents en profitent pour casser son jouet préféré, “Power Cowboy”, qui envoie des décharges électriques, et qu’ils jugent dangereux pour la psychologie de leur enfant. Après être allés enterrés ensemble Power Cowboy au cimetière pour jouets de Yirminadingrad, Lucas se met à voir son fantôme partout.


Roman disponible aux éditions Dystopia, dont vous trouverez la liste des points de vente ici.

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